EGYPTE. "L'armée se bat pour conserver ses privilèges économiques"
Créé le 19-08-2013 à 11h35 - Mis à jour à 15h35
Par Alexis Toulon
Pour Marc Lavergne, chercheur au CNRS, les militaires "souffraient de voir leur pouvoir remis en cause par les Frères musulmans". Interview.
Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient revient sur la situation explosive qui persiste en Egypte, après la flambée de violence qui a fait plus de 800 morts depuis mercredi. Interview
Que peut-on attendre de la semaine qui arrive ?
- Plusieurs scenarii sont possible : l'armée persiste à vouloir éliminer le mouvement ou met en œuvre des mécanismes de réconciliation entre les militaires et les Frères musulmans. On ne peut pas encore se prononcer, mais l'escalade de la violence n'est pas une fatalité.
On a pourtant l'impression d'un pays coupé en deux, entre pro-Morsi et anti Frère musulmans. Une résolution du conflit à long terme est-elle possible ?
- C'est une erreur de voir dans la société égyptienne une rupture entre pro-Morsi, qui seraient les partisans des Frères musulmans, et les anti-Morsi, qui seraient les défenseurs d'une jeune démocratie en péril. Les Frères musulmans ont gagné trois scrutins et se sont retrouvés au pouvoir par la voix du peuple, en prétendant ne pas vraiment le vouloir.
Les Egyptiens comptaient sur eux pour répondre à de vrais problèmes de société, comme la lutte contre la corruption, le développement de la société civile et une sortie de la crise économique... Et c'est là qu'ils ont déçu. Ils ont tenté de cacher leur échec en se focalisant sur l'ordre moral. Cela leur a coûté une chute de popularité temporaire.
Quant aux manifestants de la première heure, ceux qui ont appelé au départ de Mohamed Morsi, ils ont servi de prétexte à l'armée pour renverser un mouvement qui allait, prétendument, islamiser la société égyptienne. Or c'est une chimère : la société égyptienne s'est ré-islamisée sous Moubarak.
Je note en passant que tous ces protestataires anti-Morsi ont disparu des rues. Il n'y a aucune contre-manifestation à celles des Frères musulmans.
Globalement, la société égyptienne n'est pas contre un gouvernement qui représente la volonté divine. Qu'ils soient coptes ou musulmans, les Egyptiens sont très pieux et ils partagent les mêmes valeurs, la même histoire et l'adhésion à l'islam de la majorité ne fait aucun doute.
Pourquoi l'armée mène-t-elle une telle répression ?
- Ce n'est pas l'armée qui tire mais la police. L'armée égyptienne n'est pas l'armée turque : son combat n'est pas celui de la laïcité. Elle se bat pour conserver ses privilèges et son poids économique. Les officiers ont chassé Moubarak, avec l'accord des Etats-Unis, lorsqu'il a choisi son fils Gamal comme successeur. Son profil de libéral avait de quoi inquiéter les militaires qui détiennent un monopole sur de nombreuses industries. Par exemple, sous prétexte d'intérêt stratégique, l'armée contrôle les zones côtières et désertiques. Celles-ci sont des mannes financières : le tourisme et les réserves pétrolières s'y trouvent.
Autre exemple de cette prédominance de l'armée dans l'économie : le ministère de la Production militaire qui aspire un quart de la richesse nationale selon les estimations. Et le partage se fait entre les généraux, sans contrôle.
L'armée a longtemps représenté un moyen de réussir quelle que soit son origine sociale. Elle a ses hôpitaux, ses logements, ses écoles... Elle était appelée pour sauver l'Egypte. Si un incendie se déclarait, elle était la première sur place. Or cette période est finie. La population ne voit plus son utilité. Actuellement, elle n'est pas en guerre avec l'extérieur et n'assure plus la sécurité à l'intérieur. Elle souffre de voir son pouvoir remis en cause par les Frères musulmans.
Que penser de la réaction de communauté internationale ? Quel poids peuvent avoir les partenaires de l'Egypte ?
- L'Occident a montré son incohérence. Il prétend défendre la démocratie. Mais ne montre que sa peur de l'islam. Les Etats-Unis ne comprennent pas et ne veulent pas comprendre ce conflit. Et surtout ils n'ont aucun intérêt à s'engager. On parle beaucoup de l'aide américaine, de ses 1,3 milliard de dollars... mais les Etats-Unis peuvent fermer le robinet à tout moment. L'Egypte n'offre plus assez de garanties qui justifient cet investissement.
La seule qui pourrait réellement faire quelque chose c'est l'Union européenne. Mais elle est triste d'indécision. Le problème est plus complexe que simplement appeler les partis à la retenue. La France a également beaucoup à perdre : en Egypte elle a conservé son aura de grande nation. Pourtant, son discours est lénifiant. François Hollande a rappelé l'importance de ce pays où résident 10.000 expatriés, où le CAC 40 a de nombreux intérêts... mais il n'y a aucune action. La France devrait prendre plus d'importance dans ce conflit.
Propos recueillis par Alexis Toulon
http://tempsreel.nouvelobs.com/mond...our-conserver-ses-privileges-economiques.html